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Extrait de séance – plus rien à perdre

Extrait de séance – plus rien à perdre

Je vais à la salle d’attente accueillir un couple qui vient pour la première fois. La femme regarde parterre, l’homme me regarde droit dans les yeux avec les sourcils froncés. Je leur souhaite la bienvenue, je leur demande s’ils ont trouvé facilement leur chemin. « Ouais ».

J’ai l’impression de déranger. Je me sens mal à l’aise. Je les invite à venir dans mon bureau. A s’asseoir. Ils me regardent sans rien dire, l’homme croise les bras. 10 secondes me paraissent comme 10 minutes.

Moi :

Je suis curieux de savoir ce qui vous amène ici

La femme (à l’homme) :

Dis… toi

L’homme :

C’est elle…

(silence)

(puis après un moment, droit dans mes yeux) :

Moi les psys j’y ai jamais cru, j’ai pas confiance, je trouve que c’est de la m****

A ce moment-là j’ai eu conscience de les avoir perdus, et comme je n’avais plus rien à perdre, j’ai soudainement gagné confiance.

Moi (décidé) :

Ouais, ben je vous comprends. Y’a une partie de moi qui est même d’accord avec vous. Moi aussi je trouve que parfois une thérapie peut aggraver les difficultés, que certains psys sont dangereux et nocifs, que nous sommes des humains et donc que nous faisons des erreurs, parfois graves. On sait que le facteur le plus déterminant pour la réussite d’une thérapie c’est le feeling entre thérapeute et client. Si vous avez pas le feeling ça n’a pas de sens d’être ici

L’homme (a décroisé les bras, me regarde toujours droit dans les yeux, les yeux plus ouverts):

J’ai jamais entendu un psy parler comme ça. Vous me donnez envie de rester

 

Commentaire

Dans mon expérience, chaque fois que j’ai parlé de moi en thérapie (sous certaines conditions[1]), ça a été bénéfique, mais à ce moment la réaction de l’homme m’a étonnée. J’étais certain qu’ils étaient là par erreur et qu’ils ne reviendraient jamais ; pourtant je les ai accompagnés longtemps.

Je laisse la parole à Carl Rogers :

« Être avec l’autre de cette manière [empathique] signifie que pour l’instant, vous mettez de côté vos propres opinions et valeurs afin d’entrer dans le monde d’autrui sans préjugés. Dans un sens, cela signifie que vous laissez de côté votre personnalité; cela ne peut être fait que par des personnes qui sont suffisamment sûres d’elles pour ne pas se perdre dans ce qui peut s’avérer être le monde étrange ou bizarre de l’autre, et qu’elles peuvent retourner confortablement dans leur propre monde quand elles le désirent.

Peut-être que cette description démontre qu’être empathique est une façon complexe, exigeante et forte – subtile et douce aussi – d’être.[2] »

À propos de l’auto-dévoilement du thérapeute, lire les extraits de séance « Qui est ma psy ? » ou encore « Le psy sur le grill ».

 

 

[1] Lire à ce propos Henretty, R., Levitt, M. (2010). The role of therapist self-disclosure in psychotherapy: A qualitative review. Clinical Psychology Review, 30(1), 63–77

[2] Rogers, C. (1980). A way of being. Boston, Houghton Mifflin (pour l’extrait, ma traduction)

 

Extrait de séance est une série d’articles qui propose un aperçu de ce que peut être la réalité de notre travail de psy, en mettant en lumière des instants particuliers. NB : Pour respecter le secret médical certaines informations sont modifiées.

Credit photo: Madison Mc
(Elle a fait ce montage suite à une proposition que lui a fait son thérapeute d’illustrer son expérience des séances).

 

Découvrez des extraits de séances et d’autres moments inédits de dévoilement du thérapeute dans mon ouvrage « Dans la peau du psy »

5 Comments
  • F68.10
    Posted at 03:20h, 17 juin Répondre

    Important de reconnaître que les psys peuvent parfois être nocifs. Moi, j’en ai un peu assez de la justification permanente par la science qui fait passer les patients mécontents de soins qu’ils n’ont pas décidé pour des platistes.

    De mon point de vue, votre couple ne fait pas partie des situations que je juge problématique. S’ils ne voulaient pas revenir, c’est un peu leur problème (OK, je sais bien que pour vous c’est un peu le vôtre aussi) au sens où si ils regrettent leur décision, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes.

    C’est très différent d’une situation où X decide d’affabuler sur Y, d’inventer des histoires abracadabrantesques, et force Y a se faire soigner pour des histoires de dinguerie pure que Y découvrira 10 ans plus tard quand il aura fait sa petite enquête.

    • Thomas Noyer
      Posted at 11:38h, 17 juin Répondre

      Effectivement dans le monde des psys, comme dans tout corps de métier, il y a des professionnels qui font passer leurs intérêts avant ceux des autres. Je crois que reconnaitre son humanité c’est aussi reconnaitre celle de l’autre.

      • F68.10
        Posted at 21:10h, 17 juin Répondre

        J’avoue qu’on m’a tellement fait passer pour un platiste, avec ces histoires psys, que quand j’entends le mot « humanité », je sors mon revolver.

        J’attends de la Science, plus de l’humanité.

        L’humanité, ça attendra les soins palliatifs, quand le personnel soignant commencera à me bourrer le mou avec l’aumônier et avec la foi, l’espérance, et toutes les autres joyeusetés irrationnelles que je serai forcé de gober en même que les cachetons, hostie à la gloire de la rationnelle polypharmacie, par la grâce de laquelle le salut terrestre est assuré.

  • Pierre-Alain
    Posted at 07:43h, 17 juin Répondre

    Joli clin d’œil à notre travail parfois rude, souvent riche d’humanités diverses. Bravo Thomas d’avoir pu faire parler cette partie-là de toi à ce moment-là.

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