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Pourquoi je sors de la LAMal

Pourquoi je sors de la LAMal

J’ai décidé de me récuser, c’est-à-dire de retirer mes prestations du remboursement par l’assurance de base. Cette décision est née d’un ressenti que j’ai depuis des années de ne pas me sentir en adéquation avec le système d’assurance obligatoire suisse ; ces quelques lignes pour tenter de clarifier et d’expliquer ce ressenti, de faire se rejoindre mon expérience et ma réflexion. Pour moi avant tout mais également pour les personnes qui viennent me voir, car il s’agit d’une décision ayant un impact important (positif ou négatif) sur nombre de mes suivis.

Même si ce ne sont que des mots, le terme même d’« obligatoire » implique pour moi une absence de liberté de choix et une directivité qui bousculent mes valeurs. Je regrette que cette assurance ne se soit pas appelée « solidaire » – un aspect d’elle avec lequel j’ai plus de facilité à m’identifier.

La question du diagnostic

Lorsque je facture mes prestations dans le logiciel de la Caisse des Médecins, le point se nomme « diagnostic et thérapie ». Je me retrouve alors dans un dilemme qui rappelle une vieille scission entre médecins somaticiens et psychiatres, et qui a ses racines dans leur formation et plus précisément dans leur devoir de chercher la pathologie, donc le diagnostic. Cette recherche a tout son sens dans une médecine somatique mais est parfois questionnable dans le cas d’un suivi psychiatrique, et certainement encore plus souvent dans le cas d’un suivi psychothérapeutique.

En ce qui me concerne cette recherche est même parfois reléguée au second plan voire inexistante durant certains suivis, notamment quand il s’agit d’un accompagnement davantage axé sur le processus où accueillir la personne dans sa souffrance diffuse est la priorité, ou encore quand la demande concerne une urgence[1].

Pour résumer ce point, je dirais que je souhaite davantage œuvrer pour la promotion de la santé et la prévention des maladies plutôt que dans une optique de diagnostic et de pathologisation.

La question de la maladie

Corollaire du diagnostic et autre aspect de l’assurance maladie, il faut être malade pour en bénéficier (comme son nom l’indique). Cet aspect implique une conception de la souffrance et de l’être humain avec laquelle je ne suis pas forcément en accord. Quelle souffrance justifie le remboursement d’un suivi ? Où est la limite de la maladie ? Par exemple, un burnout est-il une maladie ? Un épisode dépressif est-il une maladie ? Une angoisse de mort est-elle une maladie ? L’homosexualité est-elle une maladie ? La réponse à cette dernière question pourrait vous surprendre. En effet, un jour en 1974, l’homosexualité était considérée comme un trouble mental et le lendemain plus. Les psychiatres en charge du DSM II (le manuel diagnostic des troubles mentaux, une référence mondiale) l’avaient retiré de sa septième édition.

Pour résumer à nouveau ma pensée, je dirais qu’une souffrance me parait justifier un suivi psychothérapeutique mais ne me semble pas toujours être une maladie.

Il est de ma responsabilité en tant que professionnel de la santé de faire la part des choses : avertir la personne qui vient me voir que sa dépression est une maladie au sens psychiatrique et que nos séances seront remboursées par l’assurance de base. Avertir la personne qui vient me voir que son burnout n’est pas une maladie au sens psychiatrique et que nos séances ne seront pas remboursées par l’assurance de base (pour contourner ce problème les médecins disent que le burnout est une dépression, ce qui sur le plan hormonal est tout à fait inexact[2]). Les limites entre maladie et santé sont donc subjectives et cette subjectivité amène dans certains cas de l’injustice avec laquelle je me sens mal à l’aise.

À ce titre le modèle ancestral chinois, où on règle les honoraires de notre médecin uniquement lorsqu’on est en bonne santé, me parait plus intéressant car il suppose d’axer l’accompagnement thérapeutique sur la prévention et non sur le diagnostic ou la maladie.

Cette ambigüité autour de la maladie implique aussi que la personne qui prodigue les soins doit se justifier auprès d’une instance externe (les médecins[3] et l’OFSP[4]), contrairement à recueillir un retour directement des personnes qui viennent consulter (autrement dit, si la personne revient c’est qu’elle est a priori satisfaite, sinon, qu’elle n’est a priori pas satisfaite). Pour ma part je trouve cette charge administrative chronophage et dans une certaine mesure absurde et dénuée de sens car elle m’ampute du temps que je souhaite consacrer à accueillir des personnes.

La question de l’intensité et du sens

Pendant mes huit années de prestations remboursées par la LAMal[5] en délégation médicale, dix années remboursées par les assurances complémentaires, puis depuis juillet 2022 à nouveau remboursé par la LAMal, j’ai pu constater une variation significative dans la fréquentation et l’engagement de la population venant consulter. Cette constatation a été maintes fois confirmée par des collègues et pourrait se résumer au fait que quand les prestations sont remboursées je fais face à une forme plus fréquente de nonchalance et de désengagement, et les personnes qui consultent restent même si parfois leur objectif ou leur besoin de consulter s’étiole. Il en résulte des suivis plus longs et une baisse d’intensité et de sens, le tout me paraissant néfaste pour la qualité du lien et de l’accompagnement[6]. Encore une fois, il est de mon devoir en tant que prestataire de signaler ce glissement en-dehors des critères de la maladie (donc du remboursement), mais cette directivité me catapulte dans un rôle qui me semble souvent contraire au projet thérapeutique car il me semble comporter un facteur déresponsabilisant.

A contrario lorsque les prestations ne sont pas ou pas complètement remboursées, mes quelques années d’expérience m’ont fait croire ou comprendre que les personnes qui consultent ont tendance à montrer une plus forte motivation à résoudre leurs difficultés, à explorer qui elles sont et à s’engager dans la thérapie, et les suivis ont tendance à être moins longs.

La question de l’accès à la psychothérapie

Je crois que cet aspect de la longueur des suivis a des implications sur l’accès à la psychothérapie, et pas dans le même sens que semble nous communiquer la FSP[7]. Il n’est de secret pour personne que depuis l’introduction du nouveau modèle de prescription les psychothérapeutes disponibles sont très rares. En effet, mon constat est que je peux compter sur les doigts d’une main les nouvelles demandes que j’ai acceptées depuis 18 mois[8], contrairement à avant où j’en acceptais en moyenne toutes les trois à quatre semaines.

Il faut ajouter à cela l’impact qu’a eu l’augmentation des tâches administratives et de justification auquel le corps de métier a été soumis, et qui nous oblige à réduire le temps, donc le nombre, de consultations.

En outre le remboursement des prestations par l’assurance de base a modifié la population qui consulte, rendant les suivis plus accessibles aux personnes ayant une franchise basse et moins accessibles aux personnes ayant une franchise haute.

Pour tenter de résumer ce dernier point, les psychothérapeutes acceptent moins de demandes depuis l’introduction du nouveau modèle, et ces nouvelles demandes concernent majoritairement des personnes ayant une situation plus précaire.

Voilà pour ce qui est de clarifier mon ressenti et d’en explorer les dimensions que je parviens à expliquer rationnellement. Ce ressenti et les questions de diagnostic, de maladie, d’intensité et de sens ainsi que d’accès aux soins m’ont donc décidé à me retirer du remboursement par la LAMal, dans le souci toujours aigu que j’ai d’être intègre et congruent avec mon éthique personnelle, et par ailleurs sans aucun jugement sur les décisions de collègues dont j’ai pour certains pu apprécier la congruence dans ce choix de rester dans ce système.

Thomas Noyer

Février 2024


[1] À ce titre j’ai un exemple éloquent qui date de l’époque de la délégation médicale (avant de pouvoir être remboursé·e·s directement par l’assurance obligatoire, les psychologues-psychothérapeutes pouvaient l’être par le truchement d’une collaboration (nommée délégation médicale) avec et dans les mêmes locaux qu’un·e psychiatre). Après avoir accompagné un homme régulièrement pendant des années, il y a eu une demande d’AI (Assurance Invalidité) et donc un rapport à rédiger pour soutenir cette demande, justifiée par ailleurs. On avait fait un travail considérable et cet homme avait manifesté en être pleinement satisfait. Le médecin déléguant, afin d’avoir des éléments anamnestiques pour le rapport, commence par me demander si cet homme a des frères et sœurs. Je suis incapable de lui répondre, et après avoir vérifié dans mon dossier je me rends compte que je n’ai pas ces informations. Cet homme ne m’avait jamais parlé de sa sœur parce qu’il n’en avait jamais ressenti le besoin.

Un autre homme que je suivais depuis plus d’une centaine de séances me demande un jour quel diagnostic je lui poserais. Je n’y avais jamais pensé et je lui ai proposé qu’on y réfléchisse ensemble. Cet homme était psychothérapeute et n’était pas offusqué que je n’aie jamais fait mention de diagnostic, n’ayant pas non plus considéré cet élément comme un critère incontournable d’une thérapie réussie ou satisfaisante

[2] La recherche montre que les personnes en burnout ne produisent pas assez de cortisol, alors que celles en dépression en produisent trop

[3] Un·e médecin doit fournir, puis renouveler la prescription pour de la psychothérapie psychologique. C’est aussi un·e médecin qui doit co-signer un rapport pour justifier la poursuite d’un suivi qui se prolongerait au-delà de 30 séances

[4] L’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP) vérifie si ce sont bien des maladies qui sont traitées

[5] Loi sur l’Assurance Maladie, un autre nom pour désigner l’assurance obligatoire

[6] Même si dans certains cas le fait de consulter comporte des aspects sociaux, à l’image d’une senior que j’avais en consultation et que je venais régulièrement confronter à son manque d’objectif. Cette femme me disait aller chez sa coiffeuse une fois par semaine, et c’est à ce moment que j’ai réalisé que le suivi avait une vocation importante de lien social et occupationnelle

[7] La Fédération Suisse des Psychologues (FSP) communique intensément depuis l’introduction du modèle de prescription en faveur de l’accessibilité élargie à la psychothérapie psychologique (promulguée par un·e psychologue versus un·e psychiatre) qu’offre ce nouveau modèle. Il m’est d’avis que les populations défavorisées ont théoriquement plus de chances de demander un rdv (parce que les séances sont remboursées), mais en pratique elles ont moins de chances d’en obtenir un (parce que la demande est intense et beaucoup de professionnels ont tendance à choisir des situations moins lourdes)

[8] Date de l’introduction du nouveau modèle de prescription (juillet 2022)

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